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Fragments amoureux
15 mars 2007

Pourquoi ton existence et ton anéantissement devraient dépendre d’une seule personne ?

"Mania : ça suffit, laisse tomber. Qu’est-ce que ça veut dire ça ?… Tu es faible, très faible. Ça veut dire que tu t’accroches à ce point à quelqu'un qui peut te quitter et te laisser dans cet état…
L’amie : Je ne savais pas que j’y tenais autant …
Mania : C’est nul, je ne comprends pas… Laisse tomber. Nous les femmes, nous sommes malheureuses… Nous ne nous aimons pas… Nous ne savons pas vivre pour nous-mêmes. Qu’est-ce que ça veut dire ? Ça suffit ! Tout ne peut pas se résumer à une seule personne… Tu délires ! Dans une existence si vaste pourquoi dépendre d’une seule personne ?
L’amie : Pourquoi pas ? Pourquoi il ne faut pas l’être ?
Mania : Je te jure que ce n’est pas de l’amour, c’est une illusion.
L’amie : Pourquoi ce n’est pas de l’amour ? Si c’est pas ça l’amour, c’est quoi alors ?
Mania : Tu dois d’abord t’aimer toi-même. Tu te méprises au point de te faire mal … Il est parti ? Tant pis ! Il n’y a pas qu’un seul homme au monde ! Et après tout ça, tu le pleures encore !
L’amie : je suis à bout, je craque.
Mania : Va-t-en toi aussi.
L’amie : je ne peux pas.
Mania : Tu as tort de t’accrocher … c’est une illusion. Ça suffit. Vous vous faisiez du mal comme des psychopathes : « tu es en retard … Pourquoi ? Tu appelles qui ? Tu étais où ? Pourquoi ta sœur ? Pourquoi ci, pourquoi ça ? »
L’amie : je n’arrive pas à y croire.
Mania : Je suis allée à un club. Une conne, la directrice, me dit : « Les femmes doivent avoir un gros cul ou de gros nichons. Les hommes aiment le cul et les nichons. » C’est une faiblesse, ça … de tout faire pour leur plaire.
L’amie : Malgré tout ça, je tenais à lui …
Mania : Tu avais tort ! Nous sommes malheureuses… nous sommes accrochées. Quand on est petite, on est accrochée à la mère, puis accrochée à la mère, puis accrochée au père… ensuite on est accrochée à un autre garçon, puis à notre enfant. Quand on nous prend notre enfant, on s’accroche au travail … comme des imbéciles !
L’amie : Quand il est là, c’est de l’amour. Quand on le perd, on dit que c’est une illusion, que ce n’était pas de l’amour.
Mania : Il n’est plus là ma chérie et tu peux pleurer de tout ton saoûl ! Il n’est plus là, et alors !
L’amie : Tout est fini maintenant, fini, je n’y peux rien …
Mania : Je ne comprends pas…
L’amie : C’est fini ! Qu’est-ce que je peux faire ? Crier, pleurer ?
Mania : Je ne comprends pas !
L’amie : Quelle différence maintenant …
Mania : Tu ne dois pas te détruire. Tu ne dois pas te faire du mal. Je te dis pas d’être insouciante.
L’amie : Je l’ai perdu, il est parti, je suis démolie. Qu’est-ce que je peux faire ?
Mania : Pourquoi tu réduis tout à une seule personne ? Pourquoi ton existence et ton anéantissement devraient dépendre d’une seule personne ? Pourquoi tu ne dois pas être toi-même ?… Pourquoi tu ne dois pas être toi-même ?
L’amie : je n’arrive pas à y croire !
Mania : Je suis dégoûtée, et de toi aussi… Chiale ! Tant pis pour toi. Lui prend son pied. Crève !
L’amie : Ne dis pas qu’il prend son pied … ne dis pas qu’il prend son pied !
Mania : Elle est folle, c’est fou. Je ne comprends rien.
L’amie : Ne dis pas qu’il prend son pied !
Mania : Qu’est-ce que ça veut dire ? Tu n’as pas pris ton pied, toi ? Tu as pris du plaisir ?
L’amie : Le plaisir n’est pas tout.
Mania : Ça suffit !
L’amie : Même si j’ai pris du plaisir… Pourquoi je dois laisser quelqu'un d’autre me l’enlever ?… après sept ans…
Mania : Et alors ? Pourquoi pas après sept ans ? Dis-moi quel est le problème ? Dis-moi ?
L’amie : Quel est le problème ? Je l’ai perdu !
Mania : Ça alors ! Ma chérie, on ne peut pas vivre sans perdre. On est venu pour gagner et pour perdre. Gagner ! Perdre ! Pourquoi ne veux-tu pas perdre ? Fais en l’expérience.
L’amie : L’expérience, encore l’expérience…
Mania : Il le faut, c’est tout.
L’amie : Rien que l’expérience ?"

Un assez long passage de  Ten, très beau film d’Abbas Kiarostami, « chapitre « 4 ».
Il faut entendre la vigueur de Mania qui littéralement engueule son amie.

Beaucoup de thèmes ici - être amoureux-se, rester accroché-e - le douleur infinie de l'amie... ça pourrait apparaître dans "douleur", ce par quoi elle est avalée, son impuissance, le fait que tout s'arrête devant cet événement, la perte, le départ de l'autre...
Ne pas laisser sa vie dépendre d'une seule personne "dans un univers si vaste" - ne pas dépendre du désir de l'autre. Quelque chose de ""féminin"" ?? Est-ce comme ça qu'on élève les filles ? A dépendre du désir de l'autre ? On passe par là... Et parfois, à d'autres moments, on concquiert d'autres positions - de femme en quête du désir de l'autre, les ruses pour le susciter, arriver à être femme désirante - que la rencontre ne soit pas quête d'adoubement mais rencontre de deux désirs, affirmer, inventer, établir le monde où l'autre et son univers est désirable.

Un thème lié, la possession-possessivité : faire l'expérience de la perte, laisser partir - ça va avec la bonne reconnaissance de soi - le départ de l'autre n'est pas un anéantissement. Renoncer aux velléités de réduire son altérité en le tenant, le contenant.

Et l'énergique colère de Mania, libératrice !

Des antidotes à la fascination barthienne de l'amour ? Mais on aime l'amour ! Alors à conjuguer avec d'autres issues : plutôt que d'être dans le manque de l'autre, d'un autre, L'autre, qui est souvent L'autre du moment, être dans le plus, le désir des autres, aimer d'autres, découvrir d'autres, aimer leurs singularités...
Alors, renoncer à la drogue puissante de l'amour d'Un, aimer des uns - accepter que ça a une fin, que c'est fini ?

Mais avoir tout de même le temps, l'espace-temps, le lieu de déployer les possibles, de déployer ce dont la rencontre est porteuse...

Le dialogue de l'hérétique Mania et de l'amoureuse (plus folle encore ? obsessionnelle, délirante, adhérant à son délire "je n'y survivrai pas") - n'est pas fini... l'amoureuse s'accroche, éperduement... Et la joyeuse chante et danse !
Pouvoir exalter l'amour avec joie - indissociable de l'esclavage ? Et le saisir comme délire quand il est malheureux ?

Et travailler au corps les relations singulières...

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